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Les petits pavés
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19 juillet 2010

"Dites-leur que je suis un homme" un livre utile

L'été sera narcissique ou ne sera pas. Pendant mes vacances, je m'amuse à publier à nouveau quelques billets dont le souvenir s'est imposé un peu par hasard. Loin d'un best of, je vous livre ces billets en espérant qu'ils vous  feront passer un moment agréable.

Ce billet, publié le 10  janvier 2008, est celui qui m'a valu le plus de visites. C'est pourquoi je l'avais en tête en songeant à ces rediff' d'été. En effet, le livre commenté est au programme de l'Education Nationale et attire les lycéens en mal de synthèses. Bienvenue à eux. Je reproduits ce billet, que j'ai eu plaisir, à l'époque, à composer, sans aucune modification.

Un livre que j'ai envie de vous conseiller : Dites-leur que je suis un homme (A Lesson Before Dying), écrit par l'écrivain américain Ernest J. Gaines en 1993, lauréat du National Book Award en 1994.

Dites_leur

Dans le plus pur style pompier, l'éditeur français, Liana Levi, le présente ainsi :

"Dans les années quarante, en Louisiane, Jefferson, un jeune Noir démuni et ignorant, est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis : l’assassinat d’un Blanc. Au cours du procès, il est bafoué et traité comme un animal par son propre avocat commis d’office devant la cour et, pour finir, condamné à mort. La marraine du jeune homme décide alors que ce dernier doit, par une mort digne, démentir ces propos méprisants. Elle supplie l’instituteur, Grant Wiggins, de prendre en charge l’éducation de Jefferson. Le face à face entre les deux hommes, que seule unit la couleur de la peau, commence alors…"

J'ai lu Dites-leur que je suis un homme d'Ernest J. Gaines, auteur dont je ne savais rien, et malgré une certaine aversion pour les livres à thèse. Ce qui tombe bien, parce que Gaines n'a pas, ici, écrit un livre à thèse. En particulier, il n'y n'est guère question de leçon (le titre original étant A Lesson Before Dying), dans le sens où un maître, qui sait, enseigne à un élève qui ne sait pas, mais d'échanges. D'échanges multiples entre un condamné mutique et un instituteur pas à l'aise dans le rôle qui lui a été confié : faire marcher droit vers la chaise un jeune homme que son propre avocat a traité de cochon. Rencontre entre le même instit' et un des adjoints du shérif qui a su préserver, malgré sa fonction, un minimum d'humanité et d'ouverture à l'autre. Histoire de couple aussi, histoire d'amour complexe sur fond se ségrégation raciale. Histoire familiale, conflits générationnels.

Et contrairement à ce qu'avance la notice de l'éditeur, le procès du chapitre 1er ne finit pas par une condamnation à mort : il commence là. Parce que la victime est un commerçant blanc ; l'accusé, Jefferson, un jeune homme noir. Et ce n'est pas le crime qui l'accuse, c'est la couleur. Ce n'est pas le mauvais homme au mauvais moment ou au mauvais endroit, c'est la mauvaise couleur au mauvais moment. La condamnation à mort est normale, dans la logique des choses.

Ce qui l'est moins, c'est la réaction de la marraine de l'accusée, vieille femme qui sait ce qu'est la souffrance, mais connaît aussi la dignité. Contrairement à ce que dit l'éditeur, elle ne demande à personne de faire l'éducation de son filleul. Elle sait. Elle sait que son filleul, qu'elle a élevé avec amour et qui n'est pas un mauvais garçon, qui n'est pas coupable (et peu importe, d'ailleurs, personne ne se pose vraiment la question, surtout les jurés blancs), elle sait qu'il va mourir par la justice des Blancs. Elle n'écoute pas les débats, elle n'en a pas besoin. Elle n'écoute pas la plaidoirie de l'avocat. Un seul mot traverse la carapace de patience et d'indifférence au mal, résultat de toutes ces années d'esclavage. Le mot "porc". Plaidant l'inhumaine imbécillité de son client qui "n'est qu'une chose pour tenir le manche de la charrue, charger vos balles de coton, couper votre bois, récolter votre maïs", "une chose qui agit sur ordre" et qui serait donc incapable de préméditer un cambriolage et un crime. Une chose ? Voire. "Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? (...) Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique."

Ceci, la marraine de l'accusé, du condamné par principe, l'entend mais ne l'accepte pas. Puisqu'ils en ont le pouvoir, les Blancs peuvent prendre la vie de son filleul. Il ne sera pas le premier, ni le dernier. Mais les Blancs prendront la vie d'un homme, pas d'un animal.

C'est un des sujets du livre et le sujet principal : comment rester debout, comment marcher droit ? Comment s'élever au-dessus de la condition d'esclave, que l'on soit un jeune paysan, un instituteur, un pasteur, un adjoint du shérif. Même une bagarre de bistrot nous renvoie à cette question : comment rester debout et marcher droit ? Et à Vivian sa fiancée qui lui reproche de s'être battu en raison d'une provocation raciste ("Tu aurais pu t'en aller"), Grant, l'instituteur, répond "Est-ce que Jefferson peut s'en aller de la prison ?" et tout est dit. Une cellule dans le quartier des condamnés à mort, décor de la tragédie du peuple noir américain, qui n'a d'autre solution que de marcher vers la chaise, en homme ou en animal. L'alternative est mince et le message d'espoir de la fin (une poignée de main entre un homme noir et un homme blanc, tous deux dans le doute et tous deux de bonne volonté) ne fait pas illusion. Le combat sera rude, long, sanglant.

D'autres thèmes traversent ce livre fort, intelligent, jamais caricatural ni réducteur, sur lequel plane le doute, doute de soi, de ses convictions, de son bon droit, de ses propres chances de s'en sortir, même si on a fait de bonnes études. Le débat sur la religion est à cet égard très convaincant.

Voilà un livre qui n'est pas, formellement, exempt de défauts et, notamment, la sobriété de la langue frôle parfois une certaine platitude, ose parfois, au contraire, une certaine pompe toute manucurée, lorsque Gaines perd son calme et se veut trop militant. Mais c'est un détail. Compte-tenu de la force de son sujet (de ses sujets imbriqués et qui se fondent tous dans le sujet principal : comment être debout et marcher droit) et du trajet choisi par l'auteur, linéaire de l'absurde de la condamnation à l'absurde des dernières pages (oui, tuer au nom du droit est une absurdité), Dites-leur que je suis un homme est un livre simplement utile. J'en cite un passage, parce qu'il m'a semblé effrayant : "Où était-il en ce moment ? A la fenêtre, à regarder le ciel ? Couché sur le lit à fixer le plafond gris ? Debout à la porte de la cellule à attendre ? Comment se sentait-il ? Avait-il peur ? Pleurait-il ? Étaient-ils en train de venir le chercher à cet instant ? Était-il à genoux, suppliant qu'on lui accorde encore une minute de vie ? Était-il debout au contraire ? Pourquoi n'étais-je pas là-bas, pourquoi n'étais-je pas à son côté ? Pourquoi mon bras n'était-il pas sur ses épaules ? Pourquoi ?".

Ce livre traite principalement de deux des monstruosités qui hantent encore aujourd'hui la "première puissance mondiale" mais qui nous concernent tous : la discrimination faite à certains humains en raison de leur origine et le droit de donner la mort, en utilisant une technique légale, au nom du peuple. En mon nom. C'est pourquoi j'en conseille vivement la lecture. En plus, ce n'est ni compliqué, ni chiant.

 

 


 

Un regard sur Ernest J. Gaines : "Dites-leur..." en contexte

À un journaliste l’interrogeant sur le public qu’il cherchait à toucher, Gaines répondit : "J’écris pour la jeunesse afro-américaine de ce pays, particulièrement dans le Sud, afin qu’elle sache qui elle est et d’où elle vient et en soit fière… [Et pour] la jeunesse blanche de ce pays, particulièrement dans le Sud, car, à moins de savoir qui sont ses voisins depuis 300 ans, elle ne connaît qu’une moitié de son histoire".

Gaines ancre son écriture dans la réalité du Sud, une réalité qu’il a lui-même vécue avant de quitter la Louisiane. Les lieux sont ceux de son enfance dans les années 40 ― le Sud rural, une plantation de canne dans le comté de Pointe Coupee, l’école noire dans une église ―, de même que la société qu’il décrit ― basée sur les lois ségrégationnistes et les convenances tacites issues de l’esclavage ― et la langue de ses personnages. C’est une vision de l’intérieur qu’il nous offre, le point de vue d’un Noir sur l’histoire des Noirs dans la période précédant les mouvements pour les Droits Civiques. Le monde dans lequel Grant, l'instituteur, se débat semble immobilisé par la tradition comme par les lois
Jim Crow*, à l’instar de la société dans les états du Sud à cette époque : ségrégation de l’enseignement qui tend à rendre les espoirs d'ascension sociale vains, justice blanche et partiale… On est à moins de 10 ans du début des combats pour les Droits Civiques et, pourtant, la société est figée dans un fonctionnement vieux de plus de 60 ans.
Plus que la ségrégation officielle, ce sont les habitudes et convenances tacites qui paraissent peser le plus lourd : importance de la famille et poids de la communauté (dilemme entre deux nécessités : partir ou rester, fuir ou accepter), maintien, par les usages directement issus de l’esclavage, de la population noire en situation d’infériorité (exactions et intimidation systématique, gestes et attitudes soumis à l’attention des Blancs, dégradants mais acceptés par les Noirs comme une norme).

Coincé dans cette société, Grant apparaît emblématique de ces Noirs éduqués qui se trouvent prisonniers entre leur incapacité à accepter et leur incapacité à tourner le dos à leurs racines. Dans une interview de 1998, Gaines note que, selon Booker T. Washington*, les esclaves nouvellement libérés firent trois choses : ils quittèrent la plantation (au moins temporairement), changèrent de nom (prenant une nouvelle identité) et apprirent à lire et écrire. Grant est passé par ces trois étapes mais, malgré sa nouvelle identité en tant que "professeur", il reste mentalement esclave. C’est seulement en reconnaissant sa parenté avec Jefferson et en retissant le lien qui l’unit à sa communauté qu’il atteint finalement la liberté.
Viviane, sa fiancée, est peut-être le personnage le plus marquant et représente une sorte d’antithèse. Alors qu'elle aurait pu se faire passer pour une Blanche, et échapper ainsi à la loi, elle a fait le choix de se marier tout d’abord avec un homme de couleur, quitte à être rejetée par sa famille. Elle aussi enseigne dans une école noire mais elle l’accepte et le fait avec détermination. Enfin, elle qui n’est pas issue des plantations, mais sans doute d’une famille d’anciens mulâtres émancipés avant l’abolition de l’esclavage, elle choisit de faire le chemin inverse et de se lier à Grant, enfant d’esclaves, de se lier à la communauté de la plantation.

Plus qu’un récit sur l’accession à une mort digne,
A Lesson Before Dying est également, et surtout, une leçon de vie, sur l’acceptation d’une identité vraie, condition sine qua non pour accéder au statut d'homme libre ... Rester debout et marcher droit.

*Deux précisions utiles autour de "Dites-leur..."

Jim Crow Laws (1876 à 1965) : Lois votées dans les états du Sud qui définissaient un statut « séparé mais égal » pour les Noirs. En fait, c’est sur elles que reposait la ségrégation dans les écoles publiques, les lieux (dont toilettes et restaurants) et transports publics. A ne pas confondre avec les Black Codes (1800-1866) qui limitèrent les droits et libertés civiques des Afro-américains.
La ségrégation dans les écoles fut déclarée anticonstitutionnelle en 1954.

Booker T. Washington (1856-1915) : Éducateur américain, auteur et leader de la communauté afro-américaine après l’abolition de l’esclavage. Ancien esclave, il réussit à suivre des études poussées –- il obtint un PhD [doctorat] –- et fut le fondateur de la première école normale d’enseignants pour les Noirs. Il raconte qu’au moment de s’inscrire à l’école, il s’aperçut qu’il n’avait pas de nom de famille, contrairement aux autres, et s’inventa lui-même son nom, Booker Taliaferro Washington.


Un extrait, dans sa propre langue, des notes de Jefferson (en écho aux questions de Grant) :

im gon sleep a long time after tomoro

[…]

my lite on but they aint no mo lite on in the place an the place is quite quite but nobody sleepin

they got a moon out ther an i can see the leves on the tre but i aint gon see no mo leves after tomoro

i dont kno if they got a heven cause samson say they aint non fo niger but reven ambros say they is one for all men an bok dont kno

i been shakin but am gon stay strong

i aint had no bisnes goin ther wit brother an bear cause they aint no good an im gon be meetin them soon

its quite quite an i can yer my teefs hitin an i can yer my hart

* * * * * * *

when i was a litle boy i was a waterboy an rode the cart but now i got to be a man an set in a cher

dont kno if you can red this mr wign my han shakin an i can yer my hart

i can yer randy but i aint listnin no mo cause he for the livin an not for me

its late an i dont kno what time it is but i kno its late an i jus went to the tolet an i jus wash my face

day breakin

sun comin up

the bird in the tre soun li ke a blu bird

sky blu blu mr wign

good bye mr wigin tell them im strong tell them im a man good by mr wigin im gon ax paul if he can bring you this

sincely jefferson

A chaque nouvelle lecture, ce texte me fout en l'air.


La chanson a toujours exprimé la douleur des corps et des âmes et c'est d'autant plus vrai du blues. Body and soul. Billie Holiday a écrit et interprété ces fruits étranges qui pendent aux arbres de désolation. C'était généralement un chanson de fin de concert. Nous aimerions qu'il s'agisse une chanson d'un monde disparu. Il est vrai que même au Texas on ne pend plus guère les gens de couleurs. Maintenant on les pique. Comme des chiens. En voici le texte et une version en studio.

Southern trees bear strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black bodies swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.

Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.

Here is fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.

 


Dites leur que je suis un homme a été adapté pour le cinéma en 1999, sous la direction de Joseph Sargent, tâcheron vieillissant qui ne restera pas dans l'histoire. Disponible en DVD, mais probablement à éviter.

2 Infos qui réchauffent :

A la mi-décembre, le New Jersey a aboli la peine de mort. «Le New Jersey évolue. Ceci est un jour de progrès pour nous et pour des millions de personnes dans notre pays et dans le monde, qui rejettent la peine de mort comme réponse (..) au meurtre», souligne Jon Corzine, Gouverneur Démocrate, dans un communiqué.

Le 18 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies a voté avec une forte majorité une résolution appelant à un moratoire sur l’application de la peine de mort dans le monde. C'était l'objectif de la Journée mondiale contre la peine de mort organisée le 10 octobre dernier.

 

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Commentaires
M
Oui, parfois le style ne résume pas le livre. C'est le cas et c'est un bonheur de me rendre compte après tout ce temps que ce livre réellement utile intéresse.
A
Ça fait 3 jours que je pense à rebondir sur ta réponse à mon commentaire de l'autre jour, mais que je n'en ai pas la possibilité. Il est donc grand temps.<br /> Pour comprendre le succès de ce post, je crois qu'il n'est pas inutile de savoir que ce roman a fait partie de la liste d'oeuvres en anglais à étudier pour l'épreuve de langue de spécialité du bac, pendant plusieurs années. C'est d'ailleurs comme ça que j'étais tombée dessus.<br /> Or, je m'aperçois que Dites-leur continue à être mis en avant sur les rayonnages de la Fnac, par exemple, (ce n'est pas en soi une référence, quand on voit que Ruiz Zafon est aussi mis en avant à en vomir). Mais il est intéressant de voir que ce roman, dont l'intérêt ne réside pas vraiment dans la qualité littéraire, mais bien dans la manière dont l'auteur sait développer et mettre en scène ses deux thèmes principaux et essentiels, continue à exister et apparemment, à intéresser les lecteurs.
M
Maintenant, je suis appareillé et je vais l'annoncer de ce pas.<br /> Mais il est vrai que ce post continue après tout ce temps à attirer le chaland. C'est étonnant mais réconfortant, le billet parlant d'un livre relativement peu connu et qui gagne à l'être.
M
Thank you so much for your gentleness
C
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  • Le cinéma c'est comme la vie, mais c'est la vie 25 fois par seconde. On ne peut pas lutter contre le cinéma. Ça va trop vite, trop loin, même si le film est lent, il court, toi tu ne peux que rester assis et regarder.
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