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Les petits pavés
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4 mars 2007

Les climats de Nuri Bilge Ceylan

Un film simple et beau. Remarque superficielle, voire naïve, mais... De nos jours, le pur plaisir du cinéma est rare. Je parle du plaisir de regarder l'écran, un plan-séquence, le visage d'une femme, le jeu entre le flou et le net. La lenteur assumée comme le rythme intime des sentiments.

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Une scène de plage qui montre un couple juste avant la rupture et qui, en un plan à trois niveaux (plan rapproché de lui, Isa, universitaire ténébreux qui pense, déjà, à la vie sans elle ; plan moyen sur elle, Bahar, directrice artistique à la télé, assise seule au bord de l'eau, de dos, déjà absente ; en plan plan lointain, un bateau, image d'épinal des illusions enfuies, inaccessibles).  Deux intellos un peu bourges,  à la fin d'une histoire d'amour quand le film  nous introduit par effraction  dans leur vie.

On a invoqué les très grands du cinéma à propos de Nuri Bilge Ceylan : Antonioni, voire Bergman.
Antonioni, certes. La crise que traverse le couple du film nous conduit dans un désert antonionien, non rouge, mais blanc. Le dernier climat du film, sa dernière saison, c'est celui ou celle de cette neige dont la chute au ralenti d'un ciel blafard vers un sol blanchâtre, transforme les personnages en fantômes à peine visibles, ombres déjà survivantes d'histoires qui ne valaient peut-être même pas les larmes qui restent.

La comparaison avec Bergman, même si les réminiscences de Scènes de la vie conjugale sont palpables, me semble en revanche manquer de pertinence et relever du jeu un peu vain de la recherche des origines. D'abord, l'évocation de Bergman est un peu écrasante pour un cinéaste, certes, pourri de talent, mais qui ne joue pas dans les hauteurs du Silence ou de Monika. Ensuite, Bergman est dans une constante recherche métaphysique qui semble étrangère à Ceylan. Enfin, ce dernier a un regard, un univers d'une modernité intense, une singularité qui rend inutile la recherche d'un père.

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Une singularité qui mène le réalisateur à une mise en abime rien moins que troublante. Les deux acteurs qui incarnent, avec une justesse jubilatoire pour le spectateur, les deux pôles solitaires d'un couple désuni, sont le réalisateur lui-même et sa propre femme. Le couple, donc, au risque du cinéma.

Le site du réalisateur et du film.

Voici un petit dossier de presse pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur ce film fascinant.

Au fait, c'est un film turc, réalisateur turc, équipe turque. Et rien de plus européen.


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Les Climats. De Nuri Bilge Ceylan

La fin d’une passion amoureuse par le réalisateur turc d’"Uzak". Cruel et brillant.

Autopsie d’un couple : un homme et une femme, dans la chaleur de l’été. Lui, Isa, est prof de fac à Istanbul, elle, Bahar, conçoit des décors pour des séries télé. On ne le sait pas encore : pour l’instant, c’est juste un couple comme un autre, au bord de la mer. Ils s’aiment, ils se sont aimés. Dès le premier plan, immédiatement envoûtant, Bahar regarde Isa photographiant les ruines d’un temple – les vestiges de leur histoire ? –, et on sait que quelque chose entre eux s’est lézardé. Elle sourit en voyant l’homme trébucher, puis, imperceptiblement, son visage se ferme, une larme coule. L’amour est passé comme un nuage, une fausse teinte sur un paysage.

A la plage, ils se tournent le dos ; en voiture, ils parlent peu, elle conduit, il est allongé, lourd comme un corps mort ; chez des amis, ils s’engueulent. A l’indifférence se mêlent des éclairs de haine, instantanés : imaginer une seconde qu’on supprime l’autre… C’est une rupture comme une autre, pas plus et pas moins amère qu’une autre, mais que le Turc Nuri Bilge Ceylan, l’auteur d’Uzak, sans aucun doute l’un des plus grands cinéastes actuels, raconte à sa manière, incomparable : une succession de tableaux, admirablement composés (Ceylan est aussi photographe), l’économie de mots n’appauvrissant jamais la palette pleine des sentiments explorés.

Car Nuri Bilge Ceylan a tourné Les Climats en vidéo numérique haute définition, et la précision, le piqué de l’image sont tels que le moindre détail est magnifié. Incroyable gros plan de Bahar, en sueur, sur la plage : elle n’est pas seulement une ombre sur un écran, mais un être de chair, une altérité palpable. Incroyable lumière, qui révèle les choses cachées au plus profond des êtres. C’est comme si les millions de pixels de l’image vidéo, qui reconstituent le réel, étaient ici l’entrelacs inextricable des raisons du cœur, du corps et de l’esprit qui poussent à la séparation, comme s’ils étaient la juxtaposition des microsensations qui accompagnent la fin d’une passion amoureuse.

On vivra les deux saisons suivantes du point de vue de l’homme. Isa traîne son spleen dans l’automne pluvieux d’Istanbul. Il y revoit la femme qui a peut-être contribué, jadis, à fissurer son couple : suit une des scènes d’amour les plus étranges qu’on ait vue récemment au cinéma, le combat tragi-comique de deux volontés. Le récit se transforme peu à peu en cinglant portrait de la lâcheté masculine : de l’indécision d’Isa, de ses contradictions, de son égoïsme aussi, va naître la partie hivernale du film, peut-être la plus belle. Il neige près du mont Ararat, près du palais d’Ishak Pacha, paysages magnifiques à la frontière iranienne, et Isa cherche à nouveau Bahar. Pour mieux la fuir ?

Comment dire, sans trop dévoiler les (minuscules) rebondissements, la beauté d’une ultime union élégiaque, corps définitivement fragmentés, ici une main, là des cheveux, tandis que la neige, au dehors, étouffe les sentiments ? Les Climats sont du niveau des meilleurs Bergman, ou Antonioni. Mais, comme dans Uzak, Nuri Bilge Ceylan agrémente son désenchantement minimaliste (qui est une forme de romantisme) d’une ironie poignante. On sourit, souvent, aux efforts dérisoires de ces deux-là qui nous ressemblent et ce sourire masque mal une intense émotion. La connivence, la proximité augmentent-elles de savoir que Nuri Bilge Ceylan et son épouse, Ebru, jouent les rôles principaux ? Parce que c’étaient eux, parce que c’était nous.

Aurélien Ferenczi (le petit journaleux qui n'aime pas Clint Eastwood - petit jaloux,va)


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culture
La neige, temps du désamour                       

TURQUIE .Les personnages de Climats sont chacun de nous dans les dérèglements du quotidien. Comment une petite histoire d’amour peut faire un grand film.

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CLIMATS, de Nuri Bilge Ceylan. Turquie. 1h38. La  neige,  quand  elle tombe,  ensevelit  les amours. On se souvient à la fin de Gens de Dublin, le film ultime de John Huston, de cet homme qui la regarde tomber  sur  l’Irlande  après avoir compris que sa femme ne  l’avait  jamais  aimé.  Ici, Babar,  la  jeune  maîtresse d’Isa, que ce dernier est allé retrouver  sur  le  tournage d’une fiction télé dans l’est du pays, suit des yeux l’avion qui s’éloigne dans le gronde- ment des réacteurs - justesse de la bande-son - et dans le tournoiement  des  flocons. Une larme coule sur son vi- sage. Tout est dit de ce qu’il y avait à dire. Climats est le film d’une rupture lente, d’une terrible banalité. Un homme et une femme s’aiment, ils se quit- tent,  voilà  tout.  Mais  c’est cette simplicité même qui fait la force du réalisateur turc, Nuri Bilge Ceylan donc, dont le quatrième film et troisième long  métrage,  Uzak,  avait reçu à Cannes lors du Festival 2003,  le  grand  prix  et  le double prix d’interprétation masculine. Climats était cette année  en  compétition,  à Cannes toujours. Soit donc l’été, au début du film, et des vacances au bord de la mer, entre visite des  temples  grecs  en  ruine, sieste et dîner chez des amis. Bahar,  jouée  par  la  propre femme de Nuri Bilge Ceylan, qui lui-même joue le person- nage  d’Isa,  regarde  son amant, plus âgé, professeur d’archéologie dans une université  d’Istanbul,  prendre des photos. Ils se sourient de loin puis elle marche et pleure silencieusement.  On  comprend que le couple est déjà fissuré,  que  quelque  chose peut-être, est même définitivement  cassé.  Pas  grand- chose sans doute, en fait une petite  aventure,  juste  une petite « coucherie », avec une autre femme, Serap.

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« Tu attaches trop d’importance à cette  petite  histoire  avec Serap », dit Isa à Babar. Trop d’importance,  c’est  selon. Car la petite histoire se glisse dans tous les instants du quo- tidien, pervertit les moments les  plus  simples,  se  charge lourdement d’orage quand il s’agit simplement de mettre un pull parce que le vent fraî- chit. Parce que Babar ne supporte plus le conseil pourtant tendre  en  apparence  d’Isa : « Tu vas prendre froid. » Les conseilleurs, on le sait, ne sont pas les payeurs, et moins encore quand leur discours est piégé par la trahison. Quand la  sollicitude  devient  le masque du mensonge, quand la tendresse est l’envers de ce mépris de l’autre, ce mépris de l’amour de l’autre qui a rendu possible « la petite histoire ». Dans un entretien pu- blié  dans  nos  colonnes  au moment  de  Cannes,  Nuri Bilge Ceylan ne niait pas une certaine parenté avec l’univers littéraire de Nathalie Sarraute, l’auteur de Tropismes ou de cette pièce remarquable intitulée Pour un oui, pour un non.  Dans  cette  dernière, deux  très  vieux  amis,  longtemps proches, se déchirent et l’un d’eux finit par avouer la raison  du  trouble  survenu dans leurs rapports. Il lui rappelle un jour où il lui annonçait un évènement d’importance dans sa vie : « Tu m’as dit, c’est bien... ça. » Oui et alors,  j’ai  dit :  « C’est  bien, ça. »  Non,  tu  as  dit  « C’est bien... Ça. » Les trois points, le  temps  de  suspension  qui vient exprimer soudainement une  sorte  d’insupportable condescendance. « Quand  je  me  dispute avec Ebru, disait Nuri Bilge Ceylan, elle fait toujours à un  moment  quelque  chose d’inattendu pour moi parce que je ne comprends pas sa raison de le faire. Une grande violence peut survenir d’un petit détail, un geste, un mot, une expression. Ce sont ces petits  faits  de  la  vie,  additionnés,  qui  font  qu’un couple continue à vivre en- semble ou pas. C’est la vie tout simplement, et en cela, je  reste  intentionnellement un cinéaste réaliste. » D’où l’ont peut inférer en passant que « la petite histoire » avec l’autre femme, Serap, n’est peut-être pas une cause mais une  conséquence.  Qu’im- porte  du  reste,  puisqu’au fond,  l’anecdote  n’est  pas l’essentiel.

La  force  de  ce film, au rythme lent, fait de longs plans fixes qui donnent d’autant plus de puissance aux soudaines accélérations, aux explosions comme des grondements  lointains  de tonnerre, comme la terre qui tremble, c’est sa vérité. C’est cela sans aucun doute le réa- lisme dont parle le cinéaste. Ce même réalisme qui faisait dire à Jack Kerouac :  « Les livres où l’on raconte des his- toires ou ce qui serait arrivé si, c’est bon pour ceux qui ont le cerveau fêlé ou qui ne peuvent pas se regarder dans la  glace  quand  ils  ont  la gueule de bois. » Les personnages de Climats, hommes et femmes modernes dans une Turquie  d’aujourd’hui  qui n’a rien à voir avec les clichés, sont au fond chacun de nous.  Il  ne  faut  rien  tant qu’une  « petite  histoire » pour faire un grand film.


Article paru dans l'édition du 17 janvier 2007.



      Interview  : NURI BILGE CEYLAN

Snow better blues


Ali Jafaar, Sight & Sound, Volume 17, Issue 2, Feb 2007


The  only worthwhile subject for a film is perhaps melancholy, the director tells Ali  Jaafar

Ali Jaafar: 'Climates' is about a photographer who can't finish his thesis. Your films seem often to return to the theme of the artist's blocked creativity.
Nuri Bilge Ceylan: The creative process is what demands the most from you, and it's very easy to put it to one side and do other things. Yet I know that I have to write a script, to work on it even if it's easier just to surf the internet. Isa's lack of application shows that he doesn't believe in what he does.

How much of yourself is in 'Climates'?

As with all my films, a lot. There are aspects of Isa  in me, but maybe I don't show all of them.

The film starts in sun and ends in snow.  You seem to like to leave your characters in the snow...

You feel  the silence much better in the snow; the sound of silence.

And it shows both modern  and old Turkey.

Actually, I softened that contrast. If you are preoccupied with your inner feelings then you don't notice much beyond them and everywhere looks the same. So I didn't want to show the audience that eastern Turkey is poor and I included just one character from the area, the taxi driver, whom I used to contrast with Isa.

I set this final part of the film in the east because it's a remote part of the country. When Isa learns that Bahar is there, he feels he cannot reach her easily, and it makes him respect her. She has left everything behind her to go there, which is something he could never do. Another reason for choosing the area is that the eastern part of Turkey is usually snowy, though unfortunately when we got there it was sunny all the time so we kept having to drive off in search of snow. We ended up shooting in so many different places.

Can you talk about your shooting process.

When I'm preparing the film my screenplay is very loose. I write everything down just to feel safe, but in the shooting I change a lot. Since 1 have a small crew, I have freedom and time to do so. Most of the ideas are found during the shooting, like eating the nuts at the end of the sex scene or the scene where the fly arrives on Bahar's head. You cannot direct a fly.

The sex scene between Isa and Serap is an  explosion of emotion: both violence and comedy.
I didn't think it would be humorous, hut I did want to introduce the sense of there always being a fight between people. All kinds of feelings co-exist in us, and the line between the extremes is often very fragile. In real life 1 often feel like that. You have no intention to have sex, for instance, but you find yourself in a situation you never expected. Similarly, everyone has violence inside them: I believe that everyone could kill in a given situation. So I try to balance these emotions in my films rather than saying that a person is like this and so must behave in a certain way. I don't like that way of thinking.

Your characters smoke endlessly.
People smoke more when they feel weak. When you sit with other people eating, for instance, you feel nervous and you have to put on an act -like now, which is why I'm smoking a lot with you. I put in the smoking to reveal different emotions: for instance when Rahar is sleeping and Isa feels depressed because he promised her so many things and he can't deliver them, smoking helps to show how he feels.

How do you construct the sound?

Every minor detail is created afterwards. You cannot create reality with real sound. The human ear is quite selective: when we talk we don't hear the waves. So I put in the sounds that should be heard.

In the scene with the fly, for instance, I added fly sounds to the soundtrack. The buzz of the fly creates an atmosphere of boredom, which I like, and then I wanted to mix the music with the fly because the film for me should be like music, where you can stray from the subject matter just for the harmony, like composers do.

What influences the composition of each  frame?

I work instinctively, deciding how to film a scene when I go to the shoot, never before. I walk around the subject and the characters for a long time to determine the placing of the camera. I like it to be still: I don't use tracks and though we had a steadicam I threw all those shots away in the editing.

Static shots excite me and they're always in my films because I feel a disconnection from reality. People are lonely in life, and in relationships between men and women you feel this even more. This is the most tragic aspect of life, this melancholy: nothing else seems to be worth making a film about. In this way I can maybe cure myself and try to connect to life. Or maybe it becomes even worse.


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Ceylan où ça fait mâle


Didier PERON, Liberation, 22.05.200

Une femme cachée derrière la colonne d 'un temple en ruine observe un homme penché sur un appareil photo. Le soleil cogne, on entend les insectes dans la fournaise. La femme baille, transpire. Plus tard, elle pleure, et c'est sur ses larmes, sous la neige, ailleurs, qu'on la retrouve encore à la fin du film. Les Climats (Iklimler), troisième long métrage de Ceylan (après Nuages de mai et Uzak) est une oeuvre aux résonances privées dans laquelle le cinéaste tient le rôle principal aux côtés de son épouse, Ebru Ceylan (lire page 33). Il dépeint         le délitement du rapport amoureux, l'incompréhension entre ceux qu'unissait hier la certitude heureuse de la réciprocité. Les Climats invoque les mannes de Rossellini (Voyage en Italie) et Antonioni (le Désert rouge),   poursuit leur travail de mise en doute des sentiments. Il n'y a pas d'amour,il n'y a que des preuves d'amour. La modernité s'est attachée à perdre ces preuves et à instruire le dossier à charge.

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Lui, Isa, est maître de conf' à la fac ; elle, Bahar, bosse pour des fictions télé. Des vacances à la  mer défont les derniers liens. Revenu à Istanbul, Isa retrouve une ex-maîtresse dévergondée, Serap. Leurs rapports sexuels sont brutaux, comme lors d'un long plan séquence hallucinant où Isa lui saute dessus, déchire ses vêtements, la gifle quand elle se débat et l'oblige à bouffer une noisette. Les manières d'Isa relèvent de la parade machiste et ce coït à terre est une «simulation» de viol. Repu et néanmoins insatisfait, Isa part à la recherche de Bahar dans une région enneigée à l'est de la Turquie. L'enjeu n'est pas tant de la récupérer que d'avoir le dernier mot. C'est elle qui l'avait quitté et il veut reprendre la main. En un sens, il y parvient.       

A la fois autoportrait en parfait connard, autoanalyse du sexe «fort» en mol obsédé de la domination et autobiographie de l'artiste en délaissé contemplatif, le film assume son indécision, sa part d'apesanteur morale et de démeublement narratif. La projection cannoise fut splendide grâce à un projecteur numérique  haute définition en conformité avec les caméras utilisées par Ceylan. L'image, brillante, minérale, avec une profondeur de champ sidérante, est un tombeau offert à l'amour mort.


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"Les  Climats" : les intermittences du temps et des coeur

Jean-Luc Douin, Le Monde, 22.05.2006

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Nuri Bilge Ceylan a surgi. On peut parler d'une irruption, dans la mesure où le cinéaste turc n'avait         montré son film à personne (en dehors du comité de sélection), et que         son contenu n'était dévoilé que par quelques lignes fumeuses : "L'homme est fait pour être heureux pour de simples raisons, et malheureux pour des raisons encore plus simples, tout comme il est né pour de simples raisons et qu'il meurt pour des raisons plus simples encore."

Irruption, aussi, parce que côtoyant en sélection officielle des films américains rivalisant de mauvais goût et d'esbroufe inesthétique, Les Climats apparaît comme un rappel de ce que peut être le vrai cinéma d'auteur, de ce que signifient un regard, un cadrage, une mise en scène et une respiration.

Le premier plan des Climats est un visage de (belle) femme. C'est un plan qui dure, un plan qui donne le ton du film en même temps que son inspiration. A voir : l'éblouissante luminosité d'une image d'été pesant, où éclatent couleur et soleil, où la caméra est hypnotisée par le grain de peau, la sueur qui perle. A percevoir : la mélancolie qui inonde le regard de cette contemplative silencieuse à la joue posée sur une colonne de marbre, aux yeux égarés dans les vestiges d'un site antique, perdus dans le vague, un temps amusés par la chute clownesque de son mari qui prend des photos un peu plus bas, puis envahis de larmes.

Isa, cet homme qui a l'étrange façon de dormir en posant sa nuque dans un tiroir de table de nuit, et Bahar, cette femme au corps si proche et pourtant si lointaine, sont "à la poursuite d'un bonheur qui ne leur appartient plus".

Il parle, elle ne lui répond plus, elle est déjà ailleurs, elle fait un cauchemar où il tente de l'asphyxier sous le sable de la plage. Un dîner avec des amis frôle la scène de ménage, une promenade en Vespa dérape dans la tentative de suicide. Il va trouver la force de faire son mea culpa, lui proposer qu'ils s'éloignent et restent bons amis, elle va surmonter sa douleur pour lui demander de l'oublier.

Les Climats décline de pair les saisons météorologiques et les éclipses, les états changeants des êtres, les intermittences des vies intérieures. Nuri Bilge Ceylan, qui interprète lui-même le rôle de ce professeur assumant sa solitude, fait disparaître du récit celle qui, dans la vie, est sa réelle épouse. Il se met à pleuvoir des trombes, à planer des effluves de tristesse, à surgir des pulsions de désir.

LE CRIME ET L'ÉTREINTE

Isa s'invite un soir chez une amie et se jette sur elle : stupéfiante séquence de viol plus ou moins consenti où la résistance de la jeune femme convoitée, la brutale prise de possession de son assaillant, le crissement des vêtements déchirés, la chute des corps, leurs sursauts, la violence de l'acte, le goût mi-amer mi-irrépressible des baisers, donne lieu à une magistrale leçon sur l'art de représenter la frénésie sexuelle, l'ambiguïté du spectacle d'un homme et d'une femme rampant sur le sol, la conjonction du crime et de l'étreinte.

Isa voyage, ce qui donne à Nuri Bilge Ceylan l'occasion de souligner ce qu'il avait communiqué dans Uzak (Grand Prix du jury à Cannes en 2003) : le culte de la photographie. A l'hypnotique torpeur de l'été (un voilier sur le fleuve) succède la majesté des montagnes. Puis vient l'hiver, avec ses tourbillons de neige. Et la tentative de reconquête de Bahar. Il y a peu de dialogues dans Les Climats, mais le monologue d'Isa à sa femme est poignant. "Je sais que tu n'étais pas heureuse avec moi. Mais j'ai changé, je te jure. J'ai envie de commencer une nouvelle vie."

Vaine déclaration. "Je suis désolée, mais c'est trop tard." Bahar sanglote. La scène est à la fois pathétique et pétrie d'une cruelle ironie : réfugié dans un bus, le couple est interrompu plusieurs fois par des intrus qui ouvrent la porte pour déposer des valises. Clin d'oeil au douloureux défi du cinéaste : l'intime menacé par le voyeurisme.

Il n'y a pas de printemps dans ce film sur un homme brisé et une femme qui pleure. Juste une ultime visite dans une chambre d'hôtel, filmée avec maestria. Nuit fiévreuse, avant le dernier adieu, passée à dormir chastement côte à côte, chaos de plans quasi fantasmatiques : mains, chevelure, fraîcheur du petit matin. Il n'est pas outrecuidant de comparer Nuri Bilge Ceylan à Antonioni, maître en suggestion de l'incompatibilité entre deux être qui s'aiment.


Cinéma

Nuri Bilge Ceylan, un ovni dans le cinéma turc

Alors que ses contemporains abordent des sujets sensibles comme la politique, lui, pourtant pudique, raconte son intimité.

Par Marc SEMO

QUOTIDIEN : mercredi 17 janvier 2007

Istanbul envoyé spécial 

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Avec son habituelle barbe de trois jours, habillé comme toujours d'un vieux jean et d'un pull déformé, Nuri Bilge Ceylan, 47 ans, paraît un peu incongru au milieu de la foule d'hommes d'affaires et de riches touristes qui remplit le hall d'un palace où il donne volontiers ses rendez-vous de travail. L'immense place Taskim est le centre de la vie culturelle de la grande métropole du Bosphore et de sa nouvelle «movida». Il y vient en voisin depuis le quartier de Cihangir situé en contrebas, où est installé depuis des années son studio atelier. Il y écrit, tourne et monte ses films et les y a longtemps produits. Pudique voire secret, ce cinéaste taiseux déteste les intrusions dans son univers intime qui pourtant est au coeur de tous ses longs métrages, Kasaba ( la Petite Ville, 1997), Mayis Sikintisi ( Nuages de mai , 1999) et Uzak (Loin), qui remporta le grand prix à Cannes en 2003. Des chroniques très personnelles dans lesquelles cet ancien diplômé ingénieur, devenu photographe avant de passer au cinéma, évoque la petite ville de province où il a grandi puis sa vie stambouliote. Il y parle de son monde et de ses proches «de tout ce qui représente l'essentiel d'une vie même si cela peut paraître, vu de l'extérieur, de dérisoires tragédies personnelles» . Il y a chez lui un côté Nanni Moretti. L'humour en moins et le sens de l'image en plus.

«Obsessionnel». Son dernier film, Iklimler (les Climats), peint les saisons d'un couple en crise, un homme et une femme déjà si loin et encore si proches «à la poursuite d'un bonheur qui ne leur appartient plus». Sa femme actuelle, Ebru Ceylan, est la bouleversante interprète de l'héroïne Bahar. Ceylan fait donc jouer à son épouse le rôle de la femme qu'il a quitté. Quand on évoque une autofiction, le cinéaste s'indigne. «Ce n'est pas une autobiographie mais l'histoire de l'échec d'un couple qui est une fiction même si elle se fonde aussi sur l'expérience de mon mariage précédent avec ses moments heureux et malheureux» , explique le cinéaste qui joue quand même le rôle de l'autre protagoniste, renforçant ainsi l'effet de mise en scène d'une intimité. Etre devant et derrière la caméra lui pose problème : «Ce n'est pas simple pour un obsessionnel comme moi car je dois pouvoir tout contrôler sur le plateau, apprécier le jeu des autres comédiens ou les mouvements de la caméra» , déclare-t-il encore, lui qui reste finalement très satisfait de son propre jeu. «Je veux toujours épurer le travail des acteurs et, là, j'ai dû le faire pour moi-même», témoigne Ceylan soulignant qu'« un acteur doit jouer le plus simplement possible et surtout ne rien montrer sur son visage, l'expressivité étant un code propre au réalisme». «Je crois d'ailleurs que les Turcs n'aiment pas en général montrer leurs sentiments» , ajoute-t-il.

Cette pudeur, Nuri Bilge Ceylan la pousse à l'extrême. «Je déteste expliquer, insister, convaincre ; il faut que les gens devinent» , assure-t-il avec un sourire. C'est vrai pour ceux qui travaillent avec lui, et c'est ce qui justifie son goût pour les toutes petites structures. Pour Kasaba , ils étaient deux ; pour Nuages de mai , ils étaient quatre. Dans Uzak , il fut à la fois scénariste, producteur, réalisateur, directeur de la photo et monteur. «Un peintre ou écrivain fait tout lui-même alors pourquoi un cinéaste n'en ferait-il pas autant, s'il a des idées et l'énergie suffisante pour les mettre en acte?», assure Ceylan dont l'exigence perfectionniste pour le cadrage et la lumière est en train de devenir légendaire. Pragmatique, il n'en a pas moins décidé cette fois de se faire aider par un directeur de la photographie, Gökhan Tiryaki. Et il a aussi pris un producteur. «Cela m'a libéré de beaucoup de tâches ingrates», reconnaît-il. Mais le tout est de trouver le bon partenaire. Il n'y est pas encore arrivé pour l'écriture des scénarios qui, à ses yeux, représente «la phase la plus difficile dans le processus de création» .

Ovni. Nuri Bilge Ceylan représente une espèce d'ovni dans une cinématographie turque encore dominée par des films commerciaux ressemblant à des séries télé dégoulinantes de pathos. De nouveaux talents (lire encadré page II) s'affirment, affrontant explicitement les thèmes les plus sensibles et longtemps tabous (question kurde, droit des minorités, islam, etc.) d'un pays en pleine mutation. Lui cultive son décalage. «La politique ne m'a jamais intéressé même si, en tant que citoyen, je ne suis par indifférent mais je crois que ni les choses, ni les gens ne changent dans leur essence. Et, sur ce plan, je me suis toujours senti très différent de mes amis avec un sentiment de faute d'être aussi étranger à leurs certitudes militantes.» Ceylan a toujours eu envie d'entretenir sa singularité d'artiste farouchement autonome avec une constante passion pour les écrivains russes comme Dostoïevski et surtout Tchekov dont aucun personnage «n'est entièrement bon ou mauvais» .

«Choix moraux». A l'âge de 2 ans, Ceylan est parti avec sa famille à Yenice, petite ville proche des Dardanelles dont était originaire son père, un ingénieur agricole qui avait atterri là avec la volonté d'aider les gens. «Une personnalité atypique : il roulait à vélo bien qu'il eût une voiture, adorait lire et était fou d'Alexandre le Grand mais n'arrivait à partager cet enthousiasme avec personne» , raconte Nuri Bilge Ceylan qui revint à Istanbul avec ses parents huit ans plus tard. Offert par son père, un livre lui donna adolescent la passion de la photographie. Solitaire, renfermé, il découvrit le cinéma pendant son service militaire à Ankara puis lors d'une année de séjour à Londres où il avalait plus de trois films quotidiennement. Il dévore l'oeuvre d'Ingmar Bergman dont il découvre le Silence à 16 ans mais aussi celles de Tarkovski, Bresson et Ozu. De son propre aveu, le cinéma turc ne l'a jamais vraiment intéressé, même les films du défunt Yilmaz Guney, célèbre auteur emprisonné de Yol ( la Voie ) et cinéaste engagé par excellence. Dans la dernière partie des Climats , les deux personnages se rendent pendant l'hiver dans l'est sous-développé de la Turquie où couvent les braises de la rébellion kurde : «J'avais évoqué des aspects sociaux que j'ai ensuite totalement enlevés pour me concentrer sur l'intimité du couple», dit Ceylan, confirmant son désir de ne pas permettre une lecture politique de ses films.

Il revendique ses choix esthétiques comme autant «de choix moraux» . Par exemple son goût des longs plans séquences et sa méfiance du gros plan : «Le gros plan est une manière de désigner au spectateur ce qu'il y a d'important, de lui imposer son propre message, de diriger son émotion alors que je pense que le point de vue d'un film doit être proche de celui de la vie comme quand, dans un café, vous observez un couple et essayez d'imaginer ce que peuvent être leurs relations.» La rareté de ces gros plans les rend d'autant plus forts, comme celui qui ouvre le film sur le visage d'Ebru-Bahar.

Ceylan a passé six mois sur le montage : «Il n'y a pas un seul plan dont je ne peux justifier la présence.» Il sait qu'il est différent de ses compatriotes. Quand on l'interroge sur ses relations avec les autres jeunes auteurs du cinéma turc, il répond avec un sourire énigmatique : «Elles sont très bonnes... Et quand nous nous rencontrons, par exemple dans les festivals, nous parlons surtout technique.»


© Libération


Nuri Bilge Ceylan est aussi -comme son personnage dans le film - photographe. Voici trois photos d'il y a quelques années.

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Cahiers

Les  Climats de Nuri Bilge Ceylan

Précipitation

Charlotte Garson, Cahiers  du Cinema, Janvier 2007

Le quatrième long métrage de Nuri Bilge Ceylan radicalise de manière inédite les changements amenés par la vidéo HD. Il le refait en construisant tout le film sur e rapport entre le proche et le lointain. Uzak — « lointain » en turc -juxtaposait déjà deux espaces irréconciliables, l'appartement stanbouliote maniaquement rangé d'un photographe (déjà) antipathique (déjà) joué par Ceylan, et le paysage ouvert des eaux du détroit, en plan général, ciel immense et neige à perte de vue. Dans Les Climats, chronique d'une rupture qui n'en finit pas de finir, la HD travaille contre le protagoniste. D'un côté un homme coupé de ses propres sentiments ; de l'autre une image et un son d'une immédiateté insoutenables, hautement résolus à ne pas épouser les brumes affectives de l'intermittent du cœur.

Mais il se peut que la HD soit une complice secrète des tue-1'amour. L'autonomie des figures qu'elle surdessine fait d'amants chevauchant le même scooter deux eut ouf juxtaposés, figures découpées sur un « fond » qui ne semble plus d'un même tenant. Dès les premiers plans, la distance entre Isa (Nuri Bilge Ceylan) et Bahar (Ebru Ceylan, sa femme) s'inscrit dans l'image par un paradoxe : la proximité inouïe, malaisante, de la jeune femme appuyée contre le pilier d'un temple antique. On se prend à dénombrer à l'œil nu gouttelettes de sueur, taches de rousseur, pores, cheveux. En vacances avec son amant photographe, Bahar attend, sans ennui dit-elle, que celui-ci achève de mitrailler les restes archéologiques. Œil sur le viseur, Isa manquera tout revirement dans les yeux de sa belle, comme il manque ses sanglots discrets, cet après-midi-ci dans les ruines. Pendant qu'il fait les réglages pour ses derniers clichés, Bahar s'éloigne au fond du champ, out of focus. Tant de netteté n'aura servi à rien.

C'est le pari des Climats, soutenu par un travail splendide de correction des couleurs : que l'hyperacuïté de l'image et du son rende plus cruellement encore que chez Antonioni la béance des états. Comment creuser l'interstice, la distance entre elle et lui alors qu'aujourd'hui, « entre les choses il n'y a plus rien, plus d'air, plus de lumière, plus d'espace » (« La HD, après l'aura », Cahiers n° 617) ? Un couple parfait ménageait de multiples chausse-trappes dans l'aplat sous-exposé. Ceylan et son chef-op Gôkhan Tiryaki poussent au contraire la netteté hyperréelle de la HD. La tête de Bahar allongée prend des proportions de paysage, remodèle l'espace par simple renversement latéral. Plus la jeune femme est collée à Isa sur la plage ou dans une chambre d'hôtel, plus l'effet blow up noie les contours dans une présence informe, monstrueuse, où son cauchemar à elle rencontre sa phobie à lui.

Isa ne voit-il que sur photo ? N'habite-t-il que le lointain, lui qui dort la tête dans un tiroir et se plaint de douleurs au cou, corps et tête désarticulés ? Qu'à cela ne tienne, le montage lui joue le même tour que la HD, lui envoyant en pleine figure un jump eut lorsqu'il répète son discours de rupture sur la plage, pendant que Bahar se baigne. « Tu sais, je crois que nous deux... » Bahar est soudain assise sur le sable auprès de lui, abasourdie. L'acte a court-circuité la simulation, transformé en fait ce qui n'était que tâtement de terrain. Une fois célibataire, Isa n'en continuera pas moins d'essayer des costumes amoureux, notamment celui de bête de sexe, dans le plan séquence baptisé depuis Cannes « pseudo-viol à la noisette ». Remarquant que Serap, son ex aux chaussures pointues, vient de lui servir en amuse-gueule une noisette « pourrie », Isa n'a de cesse, se jetant sur elle, de lui fourrer dans la bouche cette petite graine, curseur fou de son machisme égotiste. Les corps violemment abouchés se rapprochent de l'objectif jusqu'au fondu au noir, mais c'est la machine à coudre de la mère d'Isa qui ouvre le plan suivant, reprisant le panta­lon déchiré dans l'effort. «Quand est-ce que tu vas t'installer, avoir  des enfants?» Tout craquage, si béant soit-il, se voit aussitôt recousu, tout désir, scellé. Voilà ce qui arrive au scénario du remariage quand la HD, scalpel dont la netteté remplit les offices mécaniques du burlesque, vient en geler les rouages.

A ce  point de gel sentimental, autant étendre la glaciation au décor ; Ceylan  aiguille donc Les Climats vers la neige, à l'est de la Turquie. Parti pour se payer une semaine clés en main seul au soleil, Isa bifurque vers un espace d'indécision, tra­quant Bahar sous la neige turque où elle est partie travailler sur une fiction télé. Moins métaphore que relais de l'affect, la neige prend en charge les sentiments insentis ; grâce au rendu de la HD, elle s'offre en matière idéalement malléable, sensible et réactive, crissant au moindre effleurement. Mais elle décuple la froideur d'Isa : aussi rouge de froid qu'il était lui­sant de sueur, seul l'épiderme de Bahar vit dans ce nouveau décor. Isa n'embrasse la neige qu'en de larges panoramiques pris de sommets, fend un troupeau de mou­tons dans son anorak waterproof, confine  son lyrisme sec à un squelette de boîte à musique égrenant une Lettre a  Elise édentée.

Alors seulement, sur le fond blanc qui n'a plus rien à voir avec la fantomatique vidéo, l'ancienne moire d'avant la HU, figure et fond peuvent s'inverser. Ce n'est plus Isa qui, comme dans les ruines du temple, contrôle à distance Bahar d'un déclic de son appareil, mais Bahar qui, sur le tournage de son feuilleton, aperçoit l'avion d'Isa reparti dans le ciel, insecte minuscule relié par sa traîne blanche à la neige environnante. Le final des Climats est un plan pensif, mais au sens du roman courtois ; Perceval le Gallois, tombé en arrêt devant trois gouttes de sang sur la neige, s'initiait à l'amour et s'extirpait du renfermement sur lui-même : « II  panse tant que toz s'oblie. »« Rain and tears /Are the same », chantait quelques lustres plus tard Demis Roussos chez Hou Hsiao-hsien, avant que Resnais ne vienne enté­riner l'ère glacière en saupoudrant la bnf. Dans la grammaire de la déliaison à laquelle Les Climats ajoute un chapitre, seule Bahar est capable de relier la traîne et la neige, de substituer au lien perdu une homologie cosmique. Et d'entendre, enfin : «Coupez!»             


Positif

Nuri Bilge Ceylan

Après la découverte de Nuages de mai, son deuxième long métrage, et l'éclatante confirmation d'Uzak, nous attendions beaucoup des Climats, qui fut assurément l'un des événements les plus importants du dernier festival de Cannes. Négligé par le palmarès, mais très justement récompensé du prix de la Critique internationale, il s'agit d'une œuvre majeure qui approfondit et renouvelle en même temps le parcours du cinéaste turc : choisissant de parler des relations de couple, sujet peut-être plus « porteur » que ses opus précédents, Nuri Bilge Ceylan inteprète lui-même, avec son épouse, un film d'une grande beauté formelle sous son apparente simplicité. Son talent de composition visuelle (exacerbé par l'emploi de la HD numérique) s'allie à un sens de l'humour grinçant, proche de l'absurde, pour nous parler de la solitude et du besoin de l'autre, à travers la micro-observation des gestes quotidiens. Et c'est magistral.

Les Climats

La tête dans  le tiroir

Alain Masson, Positif, Janvier  2007

Dans Les  Climats, Nuri Bilge Ceylan met en œuvre une anecdote plus prudente que dans ses œuvres précédentes : un couple se sépare et ne parvient pas à se réconcilier parce que les souhaits de l'un ne coïncident jamais avec les vœux de l'autre, qui ne leur ressemblent qu'à un autre moment, et parce que le désir est imprévisible et impitoyable. Voilà qui fait songer à Antonioni, comme le notait à Cannes Michel Ciment (n° 545-546). L'intrigue sentimentale ne s'appuie d'ailleurs que sur quelques phrases, des larmes, un mensonge, laissant vacants de longs moments de la représentation, comme chez le cinéaste italien. La séquence initiale résume même l'aventure de façon fort peu sibylline : le regard de Bahar cherche celui d'Isa, mais à peine leurs yeux se sont-ils rencontrés qu'ils se perdent de nouveau, soumis à l'attrait d'autre chose ; les pleurs de k jeune femme n'expriment alors qu'un émoi indicible, dont elle ne saurait préciser la teneur. Conforme à une acception exigeante du sublime, ce passage met de plus en cause l'empire que les rapports entre les regards exercent sur l'ajustement du contrechamp avec le champ : les directions visées par les personnages dévient du raccord ; ainsi toute réciprocité leur est-elle refusée.

Comme à l'ordinaire, Ceylan insère dans l'argument une fable brève qui l'éclairé. Isa demande au chauffeur de taxi qui l'y a conduit de poser devant un monument. La photo prise, le modèle demande poliment qu'on lui en envoie un exemplaire. Naturellement, Isa accepte. Mais, dès qu'il se retrouve seul, il froisse et jette la feuille de papier où se trouvait l'indispensable adresse. C'est répéter que la réciprocité n'est pas une donnée des relations humaines : quoi qu'on ait requis et obtenu d'autrui, cela n'entraîne aucune dette. Il faudrait sans doute préciser dans un commentaire historique et politique, parler de l'exception que constitue en Turquie un intellectuel qui pense, aime et travaille en marge des cadres institutionnels, comme tous les héros de l'auteur ; le contraste entre Isa et son collègue de bureau accuse l'isolement social du premier ; la visite qu'il rend à ses parents manifeste aussi sa différence ; pour lui, la liaison amoureuse n'engage ni établissement ni famille. On pourrait de plus insister sur le rôle que jouent dans les films de Ceylan le cinéma et la photographie, mais aussi l'entreprise inachevée (ici, c'est une thèse), comme témoignages d'une absence d'emprise. Le détachement du solitaire ne résulte pas de sa seule volonté ; l'éloignement qui le sépare du monde, lui, est réciproque ; la mélancolie tient à un malaise général, cosmologique, qui se traduit dans la canicule, les orages, l'enneigement.

Fatigué, Isa dépose sa tête dans un tiroir. C'est son habitude. Ne rien voir de l'entourage banal, tandis que c'est l'affaire de Bahar de constituer le lieu en décor, puisqu'elle exerce à la télévision le métier de directeur artistique. Lui voit les colonnes hellénistiques s'élever jusqu'au ciel, néglige le paysage quand elle conduit, guette une autre femme. Le tiroir exagère l'encadrement où il se retire, mais évoque aussi la vanité du gros plan : autour du cadre, on voit beaucoup d'autres choses.

Dans  son usage habituel, le gros plan borne le visible à une figure humaine. C'est  ce que contestent inlassablement Les Climats. Devant ce visage ou par-derrière lui, surgit ou revient une autre face ou un reflet ou encore la nuque de quelqu'un dont nous percevions seulement l'image dans le miroir. Une main, une cigarette qui grésille émergent à gauche ou à droite. Au fond, au-delà de la vitre de l'autocar réapparaît la tête d'Isa, qui vient de quitter Bahar que l'objectif continue de cadrer de fort près, et cette séquence trouve son écho dans la vitrine embuée et la brume lors de leurs retrouvailles. Devenu perméable, le gros plan ne laisse pas à l'émotion de lieu qui lui soit propre. Au surplus, des expressions contraires se succèdent sur les physionomies, sans que rien l'explique : Ebru Ceylan excelle en ces métamorphoses qui dénudent l'être. Cette perte de tout refuge se traduit aussi dans la scène éprouvante et burlesque où Isa tente de reconquérir Bahar : il multiplie les serments contradictoires de « j'ai changé » à « je changerai » ou « je peux te rendre heureuse », mais une multitude de portières indiscrètes livre le monospace où le couple cherche le secret à d'incessantes intrusions. Pas plus que le resserrement de la visée le cadrage fixe dans un abri ne permet la moindre intimité.

C'est aussi affaire de distances. Elles ne respectent plus la mesure. Préparant sa tirade de rupture, Isa s'avise tout à coup que Bahar, à laquelle ce discours s'adresse, est déjà si près de lui quelle l'entend ! Serap ouvre la porte pour voir si Isa continue à l'épier depuis le trottoir d'en face, il est déjà sur le seuil. Si le synopsis repose sur le fait que le garçon ne peut vivre ni avec la fille ni sans elle, la mise en scène, en usant d'une merveilleuse diversité de moyens, montre que personne n'est jamais ni avec autrui ni hors de sa portée. Car toutes ces intrusions sont éphémères.

Les événements les plus significatifs exigent donc autant de violence que d'ambiguïté. Eclats sans contrôle où les passions se mettent en scène. Le cauchemar de Bahar paraît plus réel que l'approche véritable d'Isa qui arrive près d'elle en fantôme grisâtre et amaigri. L'élan du retour à moto s'interrompt brusquement lorsque la jeune femme masque les yeux du pilote. Le viol de Serap n'entraîne aucune protestation de la jeune femme et semble gouverné par le parcours d'une noisette (ou d'une pistache ou d'une cacahuète ou don ne sait quoi), mais à la fin il y en a deux. Une part de jeu, cruel, insensé, une part consentie à la fiction et au caprice s'impose dans ces éruptions du moi et les rend possibles. Car le rêve commence dans l'amusement pour finir dans la panique : est-il voluptueux ou prémonitoire ? Est-ce un suicide amoureux que Bahar souhaite ou une brisure ? En tout cas, son geste sur la moto conserve une gratuité enfantine. Quant au manège erotique entre Serap et Isa, qui déterminera ce qu'il comporte de consentement, et de la part de qui ? La brutalité y sert d'alibi à l'un comme à l'autre, et de piment aphrodisiaque, genre je n'ai pas pu résister. Rien de tout cela ne va sans quelque mauvaise foi. Mais ainsi vont les climats : impérieux, ils recèlent pourtant leur composition.

Sur un plateau de télévision, l'actrice pleure et pleure Bahar, tandis que passe dans un ciel de neige l'avion qui emporte Isa vers Istanbul. C'est l'épilogue. La figure de style, presque précieuse, suggère un accord définitif et exclusif entre l'œuvre filmique et les personnes dont elle recueille l'émotion. La fréquence du nom de Ceylan au générique, l'homonymie des acteurs et de plusieurs personnages, si elles insistent sur le caractère personnel de l'œuvre, témoignent de sa vocation lyrique. La gravité de la confidence tient à ce qu'elle ne peut s'esquisser, dirait-on, que dans le secret de l'art. Bien loin de tout esthétisme gratuit, Les Climats proposent au regard des  êtres qui, faute d'espace sentimental, ne peuvent vivre pleinement qu'à  l'écran.


Positif

Nuri Bilge Ceylan


Après la découverte de Nuages de mai, son deuxième long métrage, et l'éclatante confirmation d'Uzak, nous attendions beaucoup des Climats, qui fut assurément l'un des événements les plus importants du dernier festival de Cannes. Négligé par le palmarès, mais très justement récompensé du prix de la Critique internationale, il s'agit d'une œuvre majeure qui approfondit et renouvelle en même temps le parcours du cinéaste turc : choisissant de parler des relations de couple, sujet peut-être plus « porteur » que ses opus précédents, Nuri Bilge Ceylan inteprète lui-même, avec son épouse, un film d'une grande beauté formelle sous son apparente simplicité. Son talent de composition visuelle (exacerbé par l'emploi de la HD numérique) s'allie à un sens de l'humour grinçant, proche de l'absurde, pour nous parler de la solitude et du besoin de l'autre, à travers la micro-observation des gestes quotidiens. Et c'est magistral.


Entretien avec Nuri Bilge Ceylan

isakar

"J'ai quasiment honte du  superflu"


Michel Ciment et Yann Tobin, Positif, Janvier 2007

Propos recueillis à Cannes en mai 2006.

Michel Ciment et Yann Tobin : Commençons par le titre Les Climats. Quand vous allez mettre en scène un film, avez-vous déjà une idée du titre ?


Nuri Bilge Ceylan
: Pas vraiment. Mais là, pour la première fois, et parce que nous sollicitions l'aide d'Eurimages,j'ai dû trouver un titre, et même présenter un scénario plus précis que d'habitude. J'ai trouvé le titre en cinq minutes et je me suis dit que j'y reviendrais plus tard. Mais je me suis rendu compte ensuite que je l'aimais bien et que je ne pouvais en trouver de meilleur. En fait, il vient d'un roman d'André Maurois, Climats, que, de plus, j'aime aussi.

C'est un titre qui convient non seulement au  sujet du film, mais au photographe que vous êtes par ailleurs.

Il est vrai que l'atmosphère qui m'entoure, mais aussi la nature, c'est très important pour moi. Et c'est, je crois, donner au film une dimension cosmique que de lier les per­sonnages aux paysages et aux saisons. Dès le départ, en effet, j'ai pensé aux saisons pour accompagner la désintégration du couple. D'habitude, l'été est associé à des sentiments positifs, et j'ai voulu renverser cette percep­tion cliché. Évidemment, l'automne et l'hiver sont encore pires dans mon film !

Pourquoi ny a-t-il pas de printemps ?

Probablement  parce que nous n'avons pas eu le temps !

Le tournage a donc dû être assez long s'il  fallait attendre le passage des saisons.

En fait, au début, je n'avais de scénario que pour l'été, et qu'une ébauche pour la suite. Quand j'ai eu terminé de tourner la première saison, il me restait assez de matériel pour deux heures de film. J'ai alors repensé aux séquences en automne et en hiver et j'ai écrit un scénario plus resserré. J'avais du temps car il me fallait attendre l'arrivée des saisons.

Chaque saison correspond à un lieu : Tété se  déroule à Kas, l'automne à Istanbul, et l'hiver dans la montagne.

Il y a des raisons pratiques à cela. En général, les couples passent leur été dans le Sud, et je voulais des vacances classiques de ce genre, la plage, le soleil, la baignade, etc. Le choix de Kas s'imposait donc. Pour l'hiver, l'Est appor­tait quelque chose de plus. C'est une partie de la Turquie plus lointaine et plus isolée. Quand Isa apprend que Bahar s'est réfugiée dans l'Est, il éprouve davantage de pitié pour elle. Il n'arrive pas à imaginer ce quelle peut bien faire dans un lieu aussi éloigné de tout. Ces changements de climat m'attiraient aussi d'un point de vue visuel. Par exemple, j'aime beaucoup les tableaux de Caspar David Friedrich avec leurs personnages perdus dans les paysages au bord de la mer.

Quand vous écriviez lescénario,pensiez-vous déjà  que vous joueriez le rôle principal ?

Oui, et cela m'a bien aidé. Si on sait qui interprétera un personnage, on peut plus facilement inventer des détails. Dès le pre­mier jour, et pour les mêmes raisons, je savais que ma femme Ebru interpréterait l'autre protagoniste. En préparant Uzak, j'avais fait des essais avec elle, et j'avais bien aimé les résultats. Ils étaient peut-être même meilleurs que ce que nous faisons dans Les Climats ! J étais donc quasiment sûr que nous serions ensemble devant la caméra. Et, quand je dirige mes comédiennes, je leur parle pendant les prises, avant de tout postsynchroniser ensuite. Comme je jouais dans ce film, je ne pouvais plus le faire, et d'avoir mon épouse qui me connaît et que je connais très bien en face de moi me facilitait la tâche pour la diriger. Travailler avec elle s'est révélé très facile, et pour ce qui est de son interprétation, le résultat est excellent. Elle avait déjà joué dans mes films, mais pour de petits rôles. Elle est aussi elle-même réalisatrice, et l'un de ses courts métrages était en compétition à Cannes en 1998. Je n'ai pas eu grand-chose à lui dire sur la nature de son personnage, car elle m'a beaucoup aidé pour l'écriture du scénario et elle savait tout.

Vous avez donné à Nazan Kirilmis, quijouait dans vos autres films, k rôle de l'ex-petite amie, la tentatrice, assez semblable à son personnage d'Uzak.

Sa façon de marcher et de regarder, et sur­tout son visage, me paraissent convenir à son personnage. Je voulais qu'il soit plus âgé que celui de l'épouse. Je n'avais retenu que trois comédiens pour ce rôle - alors que parfois je peux auditionner des centaines d'interprêtes, en particulier pour les personnages d'enfants -, mais c'est elle que j'ai choisie car, pour ce film, je ne voulais pas meloigner de la famille. Peut-être était-ce parce que jetais gêné d'interpréter le rôle principal et que je ne souhaitais pas que quelqu'un d'extérieur me  voie!

On dit que pour un comédien rire est plus dif­ficile  que pleurer.

Je ne sais pas. En tout cas cela a été facile pour Nazan de rire et pour Ebru de pleurer. Quant à moi, je n'ai pas eu de problème avec mon personnage car il me ressemble.

Vous êtes pourtant dur avec lui : il est  égoïste, machiste, satirique...

Peut-être que je le suis aussi. J'ai beaucoup de sentiments contradictoires en moi, mais je ne les montre pas, je me contrôle et je réprime mes tendances les plus agressives. Sa violence, son goût de la manipulation, je les partage, sans pour autant les exprimer. Nous avons sans doute tous cette violence en nous, et dans certaines situations, elle peut éckter. De plus, si vous réalisez un film, que vous en êtes l'interprète et que vous montrez des choses flatteuses pour votre personnage, personne ne vous croira! Il vous faut donc être critique. Pour moi, Les Climats est un film sur l'homme. Comme il n'est pas présenté sous un très beau jour, les femmes l'aiment davantage que les hommes et croient que c'est un film sur elles ! En même temps, je crois que mon personnage n'est pas entièrement mauvais, que c'est un être humain dans sa complexité.

A la fin, il semble choqué que Bahar accepte aussifacilement la séparation, et il tente de la retenir pour pouvoir continuer à contrôler la situation.

Voilà comment je vois cette fin : quand la femme arrive à l'hôtel, elle n'est pas sûre de vouloir quitter définitivement son mari. Lui, de son côté, a voulu se séparer d'elle pendant lété parce qu'il la trouvait trop faible, trop dépendante de lui. Lorsqu'il la retrouve dans la montagne, en hiver, il ne sait pas ce qu'il va faire, et quand il voit ce quelle est devenue : une femme forte, avec un métier valorisant, il tombe de nouveau amoureux d'elle. Et quand elle le regrette, il la veut encore plus. Pour moi, c'est une situation psychologi­que normale, nous réagirions tous ainsi. En revanche, quand elle entre dans l'hôtel, elle est de nouveau faible, et, face à cette réalité, il se rend compte que leur rapport va redevenir comme avant ; il comprend que ce n'est pas possible, et à la fin de la nuit il décide de ne pas revivre avec elle. Je pense qu'il a raison : j'en ai souvent fait l'expérience, on ne peut pas reconstruire une relation amoureuse qui s'est défaite. Tous les deux le savent, même si, sur le coup, la femme semble surprise.

Dans un scénario traditionnel, vous auriez montré, avant la crise dans le couple, ce qui a précédé,par exemple son aventure avec une autre femme. Vous montrez les symptômes mais jamais les causes.

Cela  ne me semblait pas nécessaire. Je fais confiance à l'imagination du spectateur  pour remplir les trous de la narration.

Au milieu de ce récit « objectif», vous insérez  une séquence onirique où elle est recouverte de sable et révèle son anxiété.

Avec ce rêve s'offrait la possibilité de montrer le subconscient de Bahar. Elle aime passionnément Isa ; mais, comme il l'a trompée, son orgueil ne lui permet pas d'accepter la réalité. Elle n'a pas la force de le quitter et se retrouve dans un entre-deux : un moment elle accepte la situation, le moment d'après elle la refuse. C'est ce que disent pour moi ces images oniriques.

Dans vos autres films, vous étiez votre pro­pre directeur de la photographie. Interprétant le rôle principal, vous avez dû demander à Gokhan Tiryaki de s'occuper de la lumière.

Mais, bien sûr, j'ai choisi les objectifs, réglé les lumières, établi le cadre. Pour être plus disponible, j'avais une doublure qui pre­nait ma place pendant les répétitions. J'ai aussi utilisé un monitor pour contrôler les moindres détails. Une fois le plan tourné, je pouvais regarder le résultat final et, si nécessaire, refaire la prise. Avec la haute définition, je pouvais me permettre de faire de nombreuses prises, ce qui s'imposait en l'occurrence puisque je jouais dans le film. D'ordinaire, tourner un film, c'est comme le regarder : vous ressentez les émotions. Mais, quand en plus vous jouez, cela devient impossible et vous ne pouvez prendre de décision qu'après avoir tourné ou au moment du montage.

Vos parents jouent de nouveau dans ce film.  Pourquoi tenez-vous à les faire jouer ?

Quand j'ai besoin de parents, je choisis les miens, Fatma et M. Emin, et pourquoi pas ? J'aime bien qu'ils soient présents dans ce que je fais, c'est pour moi un tel plaisir de travailler avec eux et de les voir sur l'écran, et ici j'avais besoin de scènes contrastant avec les scènes de couples. Surtout après la scène d'amour agressive avec l'ex-maîtresse, j'avais besoin d'insérer une scène domestique, de créer un contraste. De toute façon, quand on fait quelque chose de mal, on peut avoir besoin d'aller voir ses parents. Retourner dans le foyer familial représente souvent pour moi comme un rituel de purification.

Vous riavez jusqu'ici tourné que des scéna­rios  originaux. Avez-vous jamais envisagé d'adapter plutôt une œuvre préexistante ?

À chaque fois que j'ai essayé de faire une adaptation, cela devenait une histoire ori­ginale. Il m'est arrivé de vouloir transposer à l'écran certaines parties des Possédés de Dostoïevski ou des nouvelles de Tchékhov. J'y ai travaillé pendant plusieurs mois, puis j'y ai renoncé pour revenir à des histoires originales. Peut-être que mes préoccupations sont trop spécifiques. J'aime par exemple les romans d'Orhan Pamuk, comme Neige ou Le Livre noir, et il est  possible que, un jour, j'en vienne à les adapter.

Et un film d'époque ?

Non,  je suis trop paresseux !

Quels sont vos projets immédiats ?

Rien de très concret pour l'instant, juste quelques idées. À chaque fois que je fais un film, j'ai l'impression que mon approche du cinéma se transforme. Alors je préfère ne pas me lancer dans le projet suivant trop tôt. J'évite les projets trop précis. Réaliser un film vous change beaucoup. Si je reprends un projet antérieur au tournage, je découvre que l'envie de le faire m'en a passé, qu'il ne correspond plus à ce que je suis devenu. Alors je préfère attendre... Cela vaut aussi pour mon regard sur le cinéma. Il évolue. Pour mon prochain film, je voudrais aller vers plus de dépouillement, plus de minimalisme. En tournant Les  Climats] me suis rendu compte que je devenais sévère à l'égard de tout ce qui n'est pas nécessaire. J'ai quasiment honte du superflu. En réécoutant la bande-son de ce film, j'ai eu envie de la dépouiller de tout élément inutile. C'est ce que je vais mefforcer d'atteindre désormais. De même, j'aimerais avoir encore moins de musique dans mes films. J'ai une grande envie d'enlever des choses, de faire un cinéma plus direct, plus essentiel, plus près de la réalité.

La fin des séquences oniriques alors ?

Celles-là ne me gênent pas. Au contraire. Comme l'a dit Bergman, il y a peut-être plus de réalité dans les rêves que dans la vie éveillée.

Vous dites que le tournage d'un film vous  change. Quest-ce que vous avez ressenti après Uzak?

J'avais envie d'expérimenter davantage. Jusque-là, j'avais très peu d'argent et je travaillais avec une équipe de cinq personnes. Je voulais donc apprendre des choses sur ce dont on me par­lait, par exemple faire le mixage en France ou bien utiliser la steadicam ; ce que j'ai beaucoup fait sur le tournage des Climats, même si, au montage, je n'ai gardé aucun plan réalisé avec cette caméra. J'ai aussi travaillé pour la première fois en haute définition, le résultat est que Les Climats a coûté dix ou vingt fois plus que mes films précédents, en particulier à cause de la postproduction réalisée à Paris. Je sais mieux maintenant ce que je ne veux pas : la steadicam et la dolly. Je ne crois pas non plus avoir vraiment besoin de l'apport d'un pays étranger, sauf pour le bruitage, où la technique française m'a beaucoup apporté. J'ai été très impressionné pendant le mixage par la qualité qu'on pouvait obtenir.

Il y a très peu de dialogues dans le film, et le  son et les bruits en général semblent avoir plus d'importance que les mots.

Pendant le tournage, je ne pense jamais au son mais seulement aux images, car je sais que je peux tout faire au moment de la postproduction. Si bien que l'homme le plus libre sur le plateau est l'ingénieur du son dont j'attends qu'il ne s'occupe que du dialogue ; ce qui ne l'empêche pas d'aller chercher des bruits d'atmosphère ou des sons particuliers. Pendant le montage, en revanche, je passe beaucoup de temps à tra­vailler sur le son. L'idéal serait que je puisse m'occuper du son exclusivement chez moi parce que, dans un studio, comme c'est très cher, on travaille parfois trop vite, et on se retrouve avec des erreurs. Pour Les Climats, j'ai passé deux mois dans ma maison à met­tre au point le son, puis j'ai recommencé en studio. Pour mon prochain film, je compte bien, en trouvant la bonne technologie, ne travailler que chez moi. Quand je réécoute la bande-son des Climats, j'aurais envie d'y apporter des changements, il y a trop d'aboiements de chiens, et je pense qu'à certains moments le volume devrait être baissé. Quant à la musique, je suis souvent en désaccord avec mes collaborateurs. J'aime donc faire le mixage moi-même. Je réagis au feeling, comme un chef d'orchestre. J'ai ralenti le morceau de Scarlatti de 20 %, cela correspondait davantage à mon goût. J'avais choisi cette œuvre de Scarlatti car elle me semblait mieux convenir au film qu'un trio pour piano de Haydn, que j'avais aussi envisagé et qui avait la faveur de mes collaborateurs.

Il y a moins de comédie de l'absurde que dans Uzak, mais certaines scènes provoquent le rire, celle du bus par exemple, où les passagers ne font qu'entrer et sortir.

Mon intention n'était pas d'être drôle dans cette séquence, mais plus réaliste. Cela dit, en fait, quand on se rapproche de la réalité, le comique émerge car il en fait partie. Dans la maison de Serap, son ancienne maîtresse, je me suis demandé ce que je ferais dans une telle situation. Et j'ai découvert que mon comportement pouvait faire rire le public. La vraie vie est drôle en même temps que tragique et mélancolique.

Le protagoniste du film a plusieurs traits qui le rapprochent d'un cinéaste : il compose des cadra­ges (en photo), il aime diriger les autres...

C'est  surtout un obsessionnel, comme moi ! Le personnage principal à'Uzak me  ressem­blait aussi sur ce point.

Combien de temps a duré le tournage ?

Trois mois. Le film a coûté beaucoup plus cher que mes précédents, surtout parce que la postproduction est chère en France ! C'est vrai que dans votre pays, je suis très impressionné par le bruitage, qui aide beaucoup le mixage. Mais la prochaine fois, je pourrai toujours faire venir un bruiteur français en Turquie pendant une semaine !


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Les Climats

Serge Kaganski, Les Inrockuptibles, No: 581, 16-22 Janvier 2007


Un bulletin météo d'une précision cinglante sur les variations climatiques de la vie d'un couple, par le réalisateur du remarqué Uzak.

Dans la famille Antonioni, je demande le petit-fils turc. En effet, bien que Nuri Bilge Ceylan affirme s'inspirer de sa vie plutôt que de l'histoire du ci­néma (ce qui est sans doute vrai), on ne peut s'empêcher de trouver un air de res­semblance entre ses films et ceux de Nobuhiro Suwa ou Tsai Ming-liang, tous descendants plus ou moins putatifs du maître italien de la modernité.

Puissants liens entre lieux, cli­mats et sentiments, défi à re­présenter ce qui est difficile­ment représentable car niché dans les interstices du dicible et du visible, à savoir le lent et im­perceptible travail d'érosion qui corrode les âmes, les relations humaines, les couples, cette aliénation contemporaine aux causes multiples et difficilement discernables qui fait que, à certains moments de l'existence, l'homme moderne et supposé comblé s'ennuie de lui-même : autant d'éléments qui fondent le cinéma de Ceylan comme celui d'Antonioni.

Le couple en crise, figure canonique du cinéma mo­derne, s'incarne ici en Isa et Bahar, interprétés par le cinéaste et sa propre épouse. Un couple d'intel­lectuels aisés (il est prof, elle travaille pour la télé­vision) qui se sépare à la suite d'un voyage touristique : la splendeur hiératique et muséale des ruines visitées annonçait donc les ruines de leur relation. Aucun évé­nement précis, décisif, n'explique cette rupture. Ennui, routine, agacément, besoin de changement, prise de conscience d'un manque ? Rien n'est dit ou explicité par les personnages ou le récit : c'est juste que ça ne va pas, que ça ne va plus, que les personnages sentent ça à défaut de pouvoir l'expliquer, et si la mise en scène de Nuri Bilge Ceylan ne dit pas grand-chose, en accord avec ses per­sonnages, elle fait tout ressen­tir, à coups de plans-séquences laconiques, de silences lourds, qui instaurent le malaise. On suit ensuite Isa dans sa solitude nouvelle, dis­cussion avec un collègue, coucherie d'un soir avec une ancienne amante. Puis plus tard, c'est maintenant l'hiver, il tente de renouer avec Bahar.

Alors que dans les comédies burlesques des débuts du ci­néma pointait un fondement tra­gique, dans les chroniques va­guement dépressives de Ceylan existe un fond de sauce bur­lesque (comme chez Tsai Ming-liang). Il faudrait à peine décaler son regard pour percevoir dans les variations à la "je t'aime, moi non plus" de Climats une ébauche de comédie, sur le mode "quand tu veux, j'veux pas, et quand j'en veux bien encore, tu veux plus". Dans la longue scène intense où Isa couche avec sa maîtresse (un des climax des Climats), dans cette torride cou­lée de suspens erotique, le bur­lesque est bien présent, sous la forme drolatique et minuscule d'une cacahouète. Malgré tout, c'est quand même une sorte de désespoir tranquille, aphasique, en sourdine, fataliste, qui do­mine l'ensemble, et nul miracle rossellinien ne viendra rédimer cette sorte de version athée du Voyage en  Italie.

A la suite d'autres films (de Un couple parfait, Suwa  encore, aux minicourts tournés avec un téléphone portable), Les Cli­mats montre aussi que la tech­nologie numérique ne sert pas qu'aux effets spéciaux infinis des blockbusters hollywoodiens : elle est aussi, en un pôle op­posé, un vecteur d'allégement des procédures de tournage, un outil d'écriture de l'intime, un moyen pour un cinéaste d'épou­ser encore plus organiquement son matériau, sujet, person­nages et acteurs mêlés. Im­pression de proximité et d'inti­mité renforcés ici par le fait que les personnages sont incarnés par le cinéaste et sa compagne.

Les Climats
est au cinéma d'auteur canonique et à celui d'Antonioni en particulier ce qu'un repas préparé à la maison est à la grande res­tauration : moins raffiné dans les détails, moins respectueux des codes hôteliers, moins sacralisé, plus brut de décoffrage, plus proche, diluant un peu plus la frontière ténue entre réalité et fiction, acteurs et person­nages, vécu et projection. Dans le numérique de Climats se succèdent les saisons et se mê­lent deux époques du cinéma et des images : celle de l'Auteur démiurge et surpuissant, et celle du roman conjugal filmé désormais à la portée de tous.

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Le COUPLE EN CRISE EN 3 FILMS CLES
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Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1953)

L'Italie semble être la terre du couple en crise de la modernité. Témoin, ce film qui ressemble à la matrice du cinéma d'Antonioni, excepté la fin, rédemption miraculeuse qui ne pouvait provenir que d'un cinéaste catholique comme Rossellini. On aurait pu citer Stromboli.

L'Avventura de Michelangelo Antonioni (1960)

Une femme disparaît au large d'une î
le. Son fiancé la recherche en compagnie d'une amie et s'éprend de cette dernière, tout en sillonnant les beautés de l'Italie. On aurait pu citer La Notte.


Le Mépris de  Jean-Luc Godard (1963)

Toujours sous le soleil de l'Italie, et sous le regard de Fritz Lang, c'est-à-dire du Cinéma, l'agonie amère du couple Bardot-Piccoli, entre Cinecittà, Capri, les récits d'Homère et les statues antiques.


FIN DU DOSSIER "LES CLIMATS" - MAINTENANT QUE VOUS SAVEZ TOUT, ALLEZ VOIR LE FILM


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Commentaires
Les petits pavés
  • Le cinéma c'est comme la vie, mais c'est la vie 25 fois par seconde. On ne peut pas lutter contre le cinéma. Ça va trop vite, trop loin, même si le film est lent, il court, toi tu ne peux que rester assis et regarder.
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